Le vide. Le m'emplissait. Il me prenait, me renversait, me consumait de l'intérieur. Le vide, la fin, la mort.
Il était mort. C'était fini. La nuit était tombée sur ma vie. Noire. Sans issues. M'enlaçant de ses bras inquiétants, s'engouffrant et noyant mes poumons. Elle m'envahissait et me brûlait à cet invisible contact.
Depuis que Séraphine était venue me trouver pour m'annoncer que Raphaël, mon ange descendu sur terre était mort, je restais prostrée, assise et serrant mes genoux contre ma poitrine sur mon petit fauteuil d'appartement.
Tout autour de moi ressemblait à mon état second. Les rideaux étaient tirés, les bougies éteintes. Trois jours que je ne respirais plus, trois jours seule à me lever uniquement pour mes besoins vitaux.
J'avais tout d'abord pensé le rejoindre mais il m'avait fait promettre que je résisterais, que je vivrais. Pour lui. Raphaël. Du nom du célèbre peintre. Il avait essayé de lui ressembler. Mais ils semblaient plus liés par le nom que par le style artistique.
On s'était rencontré aux Beaux-Arts. En école de peinture. Lui, si grand qu'il aurait pu cacher deux toiles dans sa chemise sans qu'on s'en aperçoive. On avait souvent peint, ensemble. Plus nos tableaux étaient recherchés et réussis, plus nous prenions plaisir à se les offrir. Nous étions liés par le sang, la chair et la peinture.
Mais maintenant, il ne me restait plus qu'à peindre ma dernière toile de noir, d'y apposer son nom et de me rénover hors de la peinture. Il m'était à présent impossible d'imaginer peindre sans que ses mains ne m'aident, sans que je sente son souffle sur mon cou, sans que la séance ne se termine par un trait d'huile sur la joue. Tout cela était fini et je ne pouvait m'y résoudre.
Au fil de ces long jours, son absence avait pesée aussi lourde sur mon âme que le monde sur les épaules d'Atlas. J'avais eu le temps de réfléchir à ce que je ferais. Il est vrai que la vie sans lui me renvoyait dans mes ténèbres passées, mais je devais me relever. Je devais continuer, vivre pour lui, pour deux. Je devais peindre. À sa place. Je signerai comme il l'avait toujours fait. Pierre Narcisse Guérin. Comme sa mère l'avait toujours appelé. Ses tableaux lui rendaient hommage.
Comme ceux que je gardais précieusement accrochés dans notre chambre.
Ce tableaux nous représenterait. Lui, endormi, paisible allongé sur son habit bleu encadrant son visage d'ange. Moi, telle l'Aurore, le ressuscitant comme je débarrassait la terre des ténèbres. Une deuxième vie à travers cette toile. Ensemble.
Je pensais ajouter un petit ange, image de l'enfant que nous n'avions jamais eu, comme Eros, cette divinité nous liant si fidèlement.
Ainsi, tout en me remémorant nos meilleurs souvenirs, je fis les esquisses. L'œuvre prenait forme, lentement. Lorsque Séraphine passa me voir, ce soir là, elle ne me retrouva pas dans le noir mais dessinant à la lueur d'une chandelle. J'y travaillai une grande partie de la nuit. Au matin, je mis moins de temps que les jours précédents à me lever. Je pris la dernière toile qu'il nous restait et m'installai au chevalet. Ma palette fut rapidement prête. Je choisis des teintes sombres pour tout le décor ainsi que d'autres plus claires pour la peau., les nuages et la voûte céleste que je porterais.
Je recopiais mes esquisses. J'étais satisfaite de mon résultat. En fin d'après-midi, le début de l'œuvre était terminé. J'avais essayé de reproduire son style, sa façon d'appliquer les premiers traits pour structurer son ensemble. Je m'accordais une pause. Déjà six heures et demi que je dessinais sans relâche. Ce tableau m'avait donné une raison de vivre, de m'occuper, de penser, sans pleurer. Je ne pouvais plus me le permettre. J'avais épuisé toutes mes larmes en trois jours. Je me sentais plus légère. Plus vide aussi. Mais cette absence ne me rendais pas aussi malheureuse que celle des premiers jours.
Je me saisis alors de ma palette et commençais par son visage. Il rayonnerait. Son nez, droit et fin ; sa bouche, sombre et pulpeuse ; ses yeux, délicats et fermés ; ses pommettes, légèrement empourprées et charmeuses ; ses boucles brunes feraient éclater de tendresse son doux visage pâle. C'était lui. Mon ange.
J'avais finis son visage. Son cou maintenant. Son cou où j'avais si souvent plongé, l'embrassant, qu'il soit conscient ou endormi. Une légère lueur y naissait et s'épanouissait sur son torse. Son bras gauche, tombant de son lit de nuages ; ses parties masculines, légèrement voilées entre ses hanches fines et ses cuisses allongées, si bien taillées. Mon amant serait bientôt fini, mais il restait seul sur les nuées le soutenant. Ainsi, je dessinais les nuages et en bas à droite du tableau, on verrait la mer, la falaise où nous avions passé une semaine durant l'été ; pour fêter nos fiançailles.
Eros. Il lui tenait la main. Un petit ange. Notre enfant. Une beauté parfaite. Ses ailes, translucides, ses boucles, aussi blondes que les miennes... il nous ressemblait.
Moi, élancée vers les cieux et les soutenant : seule un très légère mousseline me voilait, mais j'avais la poitrine à découvert, les bras tendus annonçant un autre jour. La fine ceinture orangée retenant ma tunique rappelait ma chevelure, parsemée de feuilles de lierre et de liseron. Ces plantes étaient le symbole de notre amour car elles s'accrochaient à leurs arbres comme nous nous accrochions l'un à l'autre. Sous ces boucles, mes yeux le fixait, Lui, avec amour et désir de sorte que j'avais l'impression que j'allais me baisser et l'embrasser. Sans fin.
Ainsi, seuls les plis, l'étoile et la voûte céleste n'étaient pas encore mis en couleurs. Les plis ne représentaient aucun problème ; j'avais travaillé la technique pendant plus d'un mois. Le rendu était magnifique. Le ciel noir d'encre contrastait avec la brillance que donnait la lueur de l'étoile sur nos corps. Cet astre, je l'avais choisi petit, discret et placé entre mes mains. Ils se trouvait de telle sorte que Raphaël rayonnait.
Le tableau était fini. La signature apposée, le tout était merveilleusement magique. Mon état de détresse s'était envolé en même temps que j'appliquais la peinture.
Nous étions enfin réunis. L'éternité me semblait trop courte pour le contempler à travers ce tableau. Plus rien ne nous séparerait à présent.
J'étais tellement plongée dans mon œuvre que je me sentis comme avalée par celle-ci. Mon âme était transportée vers mon autre corps ; celui du tableau. Je vivais à l'intérieur. Je ne me sentais ni triste ni apeurée, juste heureuse. Heureuse d'être à ses côtés pour plusieurs éternités...